Serge Lutens : « Le Maroc m’a offert le goût du parfum »

Serge Lutens est l’homme aux mille et une vies. Artiste, photographe, cinéaste, architecte de la mode et créateur de parfums, l’esthète à l’aura énigmatique a transcendé les codes de la beauté et de la mode tout au long de son parcours hors du commun. Il met le pied à l’étrier en 1962, en présentant ses premières photographies à Vogue Paris qui lui demande de créer coiffures et maquillages ainsi que des bijoux. Une collaboration qui ne passe pas inaperçue, puisque d’autres magazines lui déroulent le tapis rouge par la suite, à l’instar de  Harper’s Bazaar, Elle, ou encore Jardin des Modes. L’ascension se poursuit lorsque Christian Dior fait appel à lui pour le lancement de sa ligne de maquillage, ce qui lui vaudra un grand titre dans Vogue USA : «Serge Lutens : Revolution of Make-Up». Il signe un nouveau coup de maître dans les années 1980 en attribuant une identité visuelle puissante au groupe de cosmétiques japonais Shiseido, jusqu’alors inconnu sur la scène internationale. Envoûté par le charme de Marrakech et ses senteurs qu’il découvre en 1968, Serge Lutens a fait de cette ville, et du Maroc de manière globale, le berceau de sa parfumerie. La ville rouge lui inspire, sans surprise, ses premiers parfums et un nouveau chapitre de sa vie puisqu’il ne la quittera plus jamais. La Tribune de Marrakech a posé 5 questions à Serge Lutens, un créateur à la vision hors pair.

 

 

Le Maroc est devenu votre pays de cœur depuis plusieurs années. Parlez-nous de votre découverte du pays et de l’impact que celui-ci a eu sur votre travail.

Le Maroc et moi nous sommes rencontrés en 1968. Je n’avais pas l’intention d’y séjourner plus de dix jours, mais mon séjour ne prit fin qu’au bout de trois mois. En 1974, après plusieurs allers-retours en moi-même et le Maroc, je décidai de m’y établir et plus particulièrement, hors du monde, hors du temps, à Marrakech, là où la poussière et la lumière se donnent rendez-vous, où le dentelé des crêtes de l’Atlas mords le bleu du ciel. Le Maroc m’a offert le goût du parfum. C’est par les odeurs croisées dans la Médina, ces fleuves humains de bois, d’épices, de peaux, de fleurs, cette marqueterie d’odeurs envoûtant l’air, que Marrakech devint mon professeur.

 

Vous avez eu un coup de cœur qui perdure encore pour Marrakech. Comment cette ville a réussi à vous charmer et pourquoi avez-vous décidé de vous y installer ?

Le Maroc, c’était la distance avec la France, l’Europe, l’agressivité d’un nouveau monde par lequel je ne voulais pas être rejoint. Marrakech est une magicienne : on peut selon son choix y vivre caché, loin des regards sinon celui des étoiles ; On oublie le temps qui quand il existe, se manifeste en croissant(s). En homme de nulle part, j’y avais ma place.

 

Vous avez acquis une ruine dans la médina que vous avez transformée en un véritable bijou. Pouvez-vous nous raconter son histoire, les étapes de cette métamorphose et la symbolique de ce lieu d’exception ?

C’est la rencontre d’une ruine avec une autre ruine, en l’occurrence, moi-même en 1974. Cela n’allait pas trop… Acquérir une maison participait de l’obsession. Pendant plus d’un mois, à raison de 4 ou 5 par jour, des plus grandes aux plus modestes, je visitai des maisons. C’est seulement 3 jours avant mon retour pour Paris que la main d’un vieil homme accrocha mon bras, en me disant : « Viens, je sais ce que tu cherches ». Il avait raison ! La maison était éboulée, en parts. Au centre levait dans un désordre équivalent au mien, un jardin fou. Je sus qu’elle était l’élue. Certaines rencontres ne s’expliquent pas : on les attend ; avant elles, on vit seulement dans la perspective du jour où… Les volumes étaient présents mais il fallait la remembrer, c’est-à-dire acquérir d’autres maisons, remonter le dédale du temps, respecter le passé mais faire qu’il vibre à ce jour. Ce lieu est devenu à terme – sans que les travaux ne s’arrêtent pendant plus de 40 ans – ma véritable connaissance du Maroc, par les artisans avec qui j’ai travaillés, échangés, appris et vice-versa. C’est un roman de pierres, de bois, de chaux. C’est une histoire, la mienne, avec le Maroc, mais peut-être aussi, la faute en réparation. Cependant, pour comprendre cette dernière phrase, il faut marcher en arrière, épouser mes empreintes jusque 1942.

 

Marrakech vous a inspiré vos premiers parfums. Parmi ces créations, quelle est celle qui résume le plus la ville rouge ?

En 1968, le hasard fit qu’à sa sortie de la mosquée, je croisai un vieil homme. Ce n’est ni sa barbe blanche, ni la neige de sa djellabah qui fit que je le remarquai, mais son parfum. Sans oser le questionner, je me mis en quête de ce sillage et déambulai dans les souks pour, un jour, trouver ce qui devait devenir la graine germant en moi l’ « Ambre sultan ». Le plus beau compliment que j’ai reçu à son propos, m’est venu d’un vendeur du souk qui me dit : « Est-ce que tu connais un parfum qui parle de Marrakech et qui s’appelle « Ambre sultan » ? Ma réponse fut muette mais heureuse.

 

Enfin, quels sont vos projets en cours et futurs ?

Les projets ne m’aiment pas. Quand Dieu veut nous punir, il réalise nos désirs. Je m’en tiens à cet adage mais la Maison continue et son parfum prend de l’ampleur…